Lorsque l'on évoque les actions de la communauté internationale urgentes pour l'accompagnement du développement économique et social de l'Afrique, l'opinion courante pense machinalement à l'aide publique au développement, qu'elle prenne la forme de dons, de prêts préférentiels ou d'annulation de dettes. L'heure est venue de changer de référentiel, et de porter l'attention sur la question la plus stratégique pour l'avenir du continent africain : la responsabilisation et le renforcement des capacités d'action des acteurs locaux.
Dans cet ordre d idée, une politique publique de l Union européenne en phase d élaboration ne suscite pas l intérêt qui devrait lui revenir au regard de son impact sur le continent africain. La commission européenne a déposé un projet de loi visant à obliger les multinationales européennes à faire du reporting pays par pays. De quoi s agit-il ? Toutes les sociétés cotées en bourse ont l obligation légale et réglementaire de certifier par un opérateur extérieur et de communiquer les résultats financiers de leurs activités : leur chiffre d affaire, leurs éventuels bénéfices et leurs impôts sont rendus publics dans un rapport annuel qui fait souvent l objet d une communication d un dirigeant de l entreprise. Cette mesure répond à un besoin de transparence de l information économique et financière vis-à-vis des actionnaires et de potentiels investisseurs. C est aussi un outil indispensable pour mesurer l activité économique et permettre aux Etats de recouvrir leurs impôts.
Les législations européennes et le règlement international ne prévoient toutefois pas, jusqu à présent, que les multinationales rendent publiques l information sur leurs résultats économiques dans chacun des pays où ils interviennent. Pour faire simple et prendre un exemple évocateur, dans le cadre de la législation française, la multinationale pétrolière Total rend public ses résultats consolidés au niveau mondial, mais ne dit pas combien ses activités d extraction pétrolière en Angola, au Yémen ou en Birmanie lui ont rapporté dans chacun de ces pays, et combien elle a dû reverser en taxes et impôts aux Etats concernés. C est cette situation à laquelle souhaite mettre fin l Union européenne, en suivant l exemple américain de la loi Dodd-Franck du 21 juillet 2010, qui oblige toutes les entreprises d extraction pétrolière, gazière et minière cotées aux Etats-Unis de rendre public leurs différents paiements aux gouvernements des pays où elles ont une activité. Cette loi a été une avancée importante dans la transparence des revenus liés aux ressources naturelles en Afrique. Elle a notamment permis de prouver ce que personne n ignorait jusque là, à savoir le fait que l ensemble des revenus pétroliers de certains Etats comme l Angola ou la Guinée-Bissau n'est pas reversé dans le budget de l Etat.
L obligation de reporting pays par pays est un moyen de lutter contre la corruption et le népotisme, en Afrique ou ailleurs. Elle met de la transparence là où régnait l opacité. Elle offre des chiffres et des faits indiscutables qui pourront être utilisés par tous les acteurs africains qui luttent pour la bonne gestion de leurs ressources publiques et l assainissement de la scène économique et politique de leur pays. Elle permettra de nourrir les débats nationaux sur la nature des relations commerciales tissées avec les entreprises internationale présentes sur leur territoire (payent-elles suffisamment de redevances par rapport à leur chiffre d affaire local ? Le Congo-Brazzaville ne gagnerait-il pas à s inspirer des relations contractuelles de tel ou tel autre pays africain avec les multinationales qui lui permettent de gagner proportionnellement plus ?). Elle permettra aussi certainement aux Etats de mieux recouvrer leurs impôts. Un audit ayant abouti à une enquête instruite notamment par Sherpa a montré que la multinationale minière Glencore International AG a délibéremment minoré ses bénéfices imposables en Zambie, pour un manque à gagner pour l'Etat zambien sur la seule année 2007 estimé à 132,3 millions d'euros. Ce sont des dizaines de milliards d'euros exfiltrés chaque année du continent africain qui pourraient ainsi participer à répondre aux énormes besoins en financement, sans avoir recours aux bailleurs internationaux.
Il importe que les jeunes africains soient conscients de ces enjeux et se mobilisent pour peser sur l agenda politique international sur cette question.
Car beaucoup reste à faire. La loi Dodd-Frank ne concerne que les entreprises d extraction et n oblige à rendre public que les redevances et paiements effectués au bénéfice des Etats, mais ne porte pas sur le chiffre d affaire (les revenus tirés des ventes) effectués dans chaque pays. Dès lors, il n est pas possible de savoir si les impôts payés sont « justes », à savoir s ils ne sont pas dérisoirement faibles au regard de la pratique internationale en vigueur et aux besoins des pays concernés. Le projet de loi déposé par la Commission européenne reprend les mêmes termes que la loi Dodd-Frank. Il convient de peser sur le débat public pour défendre les objectifs suivants :
- Que l obligation de publication des résultats financiers pays par pays porte sur les ventes de la multinationale et de toutes ses filiales présentes sur le territoire, à des tiers ou à d autres filiales du même groupe ; que soit précisé la masse salariale et le nombre d employés ; son bénéfice avant impôt.
- Que cette obligation concerne l ensemble des entreprises internationales, et pas seulement celles du secteur d extraction des ressources naturelles
- Concernant l aspect fiscal, que soit communiqué l ensemble des charges fiscales liés à un exercice, qu il s agisse d impôts et taxes courants ou différés.
- Enfin, il faudra ensuite systématiser cette obligation en faisant en sorte que l International Accounting Standard Board (IASB), instance chargée de l élaboration des normes comptables internationales, traduisent ces lois en nouvelles obligations réglementaires qui s appliquerait à la plupart des multinationales du monde.
Plusieurs ONG européennes se mobilisent pour défendre la mise en Suvre législative et réglementaire de ces mesures. L European Network on debt and development (eurodad) a produit un rapport très complet sur la question. Des nombreuses personnalités politiques européennes, comme le nouveau ministre français délégué au développement, Pascal Canfin, se sont mobilisées pour une version élargie et contraignante de la loi sur le reporting pays par pays. Si l impulsion initiale est venue d Occident, la pleine réussite de cette réforme ne pourra se faire sans l engagement des Africains. Car une fois que ces informations comptables seront disponibles, il appartiendra au premier chef aux Africains de s en saisir pour demander des comptes à leur gouvernement et aux multinationales qui opèrent chez eux. Il faudra recenser dans le détail cette information rébarbative mais très stratégique. Il faudra l'analyser et identifier les problèmes qui se posent. Il faudra ensuite porter des propositions argumentées et crédibles pour améliorer la situation. Un discours qui aura d'autant plus d'impact qu'il sera porté par les premiers concernés, les jeunes africains qui auront à se retrousser les manches dans quelques années pour faire face aux défis de leur continent. C'est cela l'afro-responsabilité.
Emmanuel Leroueil