Les entreprises sociales sont-elles capables d’apporter des solutions efficaces, durables et duplicables aux problèmes qui jusqu’ici étaient l’apanage du secteur public ? Bien que peu contestent le rôle clé des entreprises commerciales dans la création et le maintien des emplois, beaucoup s’insurgent quand des organisations à but lucratif pénètrent les secteurs traditionnellement considérés comme des « biens publics », tels que l’enseignement préscolaire et primaire.
Ainsi Kishore Singh, rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’éducation, a déclaré : « pour sauver cette noble cause qu’est l’éducation, on ne peut tolérer un système d’enseignement à but lucratif ». Il reste pourtant de grandes lacunes à combler. L’Unicef estime qu’il existe encore 58 millions d’élèves d’âge primaire non scolarisés dans le monde (UIS/EFA GMR, 2015). Un article récent de Leisbet Steer, membre de l’institut Brookings, indique qu’il faudrait 26 milliards de dollars de dons pour couvrir les besoins mondiaux (Rose et coll., 2013).
LES AUTEURS >>
Shannon May
COFONDATRICE ET DIRECTRICE DU DÉVELOPPEMENT, BRIDGE INTERNATIONAL ACADEMIES
Steve Beck
COFONDATEUR ET DIRECTEUR ASSOCIÉ, NOVASTAR VENTURES
Mais pour James Tooley de l’université de Newcastle (Tooley et al., 2005), une proportion sensiblement élevée (50-75 %) des enfants en âge scolaire dans les zones à bas revenus fréquente des écoles privées à faible coût et leurs résultats sont meilleurs que ceux de leurs pairs dans les écoles publiques. Il conclut ainsi : « Au lieu de présumer que le secteur privé de l’éducation non subventionnée est un problème, nous devrions le considérer comme un précieux atout. [...] et nous réjouir de son existence et de son succès ». Dans le monde, les familles vivant avec 2 dollars par jour dépensent 51 milliards de dollars par an dans les écoles maternelles et primaires privées. Si le secteur privé peut procurer un enseignement de qualité et abordable pour ces enfants, il s’agit sans aucun doute d’une bonne nouvelle. Les écoles mobilisent de nouvelles sources de capitaux et doivent intrinsèquement rendre des comptes à leurs clients : les parents. Si elles peuvent générer des gains d’apprentissage avec des budgets inférieurs à ceux du gouvernement, leurs innovations peuvent profiter à tous.
La preuve par les chiffres
Bridge a ouvert en 2009 sa première école dans le quartier informel de Mukuru à Nairobi, Kenya, avec l’objectif d’améliorer l’accès à une éducation primaire de qualité et abordable pour les familles défavorisées. La société gère actuellement 460 écoles au service de plus de 100 000 élèves au Kenya, en Ouganda et au Nigeria. Leurs élèves au Kenya ont de meilleurs résultats que leurs pairs dans les écoles voisines et le total des frais de scolarité par enfant est en moyenne de 74 dollars par an. Ainsi, une famille vivant avec 1,25 dollar par jour peut envoyer 3 enfants à l’école en ne dépensant que 10 % du revenu familial. Bridge exploite technologies, données et économies d’échelle pour réorganiser le cycle éducatif.
Afin de créer, gérer et reproduire des écoles à bas coût, elle a mis au point un modèle complet couvrant les systèmes opérationnels, les ressources pédagogiques, le recrutement des enseignants et la formation. De tels investissements ne peuvent pas être assumés par des opérateurs de petite taille. Ils sont risqués et supposent d’avoir une activité à grande échelle. Bridge a ainsi été conçu sur le postulat d’un marché de masse.
La bonne association enseignement/technologie
La technologie est au cœur du modèle low-cost de Bridge. L’entreprise embauche et forme des enseignants locaux qui, pour la plupart, n’ont pas de certificat national mais sont rigoureusement évalués avant d’accéder au programme de formation. Les outils technologiques permettent de les appuyer et de les superviser dans leur travail quotidien, ce qui contribue en outre à réduire les frais généraux et à améliorer les résultats des élèves. Une famille vivant avec 1,25 dollar par jour peut envoyer 3 enfants à l’école en ne dépensant que 10 % du revenu familial.
Chaque Bridge International Academy n’a qu’un seul directeur, et la plupart des tâches non pédagogiques (facturation, admissions, etc.) sont centralisées et automatisées via des applications de smartphone et des tablettes connectées à un système de gestion ERP (Enterprise Resource Planning). Le directeur peut ainsi se consacrer à des activités plus importantes comme la supervision de l’enseignement en classe ou la gestion des relations avec les parents et la communauté locale. La technologie de Bridge permet aussi de s’attaquer aussi à deux défis importants : l’absentéisme des enseignants et leur manque de formation. Une équipe pédagogique centrale composée d’anciens enseignants conçoit et planifie des cours pour toutes les matières et niveaux en fonction du programme national. Ceux-ci sont ensuite transmis chaque jour via des applications de smartphones et tablettes aux enseignants sur le terrain.
À cela s’ajoutent du matériel pédagogique personnalisé comme des manuels scolaires, des lectures complémentaires et des livres d’exercices et de devoirs. La nécessité de synchroniser les appareils pour les recevoir garantit la présence des enseignants. De quoi maintenir l’absentéisme à moins de 1 %, contre 47 % en moyenne nationale au Kenya. Par ailleurs, les enseignants envoient les évaluations des élèves vers un serveur cloud, ce qui permet de repérer les domaines où un nombre critique d’élèves s’est trouvé en difficulté, et d’ajuster les cours.
Prioriser pour rester abordable
Bridge axe en priorité ses investissements sur l’optimisation des gains d’apprentissage et sur le développement holistique des enfants pour que son offre reste abordable. La qualité de l’enseignement est par exemple privilégiée par rapport à l’attrait des infrastructures. Des millions de dollars sont ainsi dépensés chaque année dans la Recherche & Développement (R&D) pédagogique, mais des cadres grillagés sont préférés aux vitres pour les fenêtres. Pour ne pas avoir à financer de cours de récréation, Bridge se met souvent en relation avec des institutions gouvernementales, religieuses ou des particuliers afin d’accéder à des terrains de jeux. L’épanouissement extrascolaire de l’enfant n’est en outre pas oublié. En 2015, trois des dix premiers groupes de la chorale nationale du Kenya venaient des Bridge International Academies. La qualité de l’enseignement est par exemple privilégiée par rapport à l’attrait des infrastructures.
Les résultats des tests USAID, gérés par une société indépendante de contrôle et d’évaluation, démontrent que les élèves de Bridge acquièrent davantage de connaissances en un an que leurs pairs dans les écoles voisines en deux ans (32 % en plus en anglais et 13 % en plus en mathématiques). Le succès d’écoles privées à faible coût réside finalement dans une convergence des intérêts. Les parents sont des clients qui doivent être satisfaits pour que l’école puisse survivre et se développer. Bridge doit donc développer une marque offrant d’excellents résultats d’apprentissage pour réussir et se développer.