Les attentats du dimanche 13 mars à Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire, ont donné lieu aux désormais familières analyses instantanées des chaînes d’information continue, souvent discutables du fait de leur prisme exclusivement occidental, mais aussi parfois grotesques au plan du contenu. La palme revient sans surprise à Fox News, qui a clamé que les Américains étaient la cible des attaques, tout en présentant la crise ivoirienne de ces dernières années comme « une guerre de religions ». Les médias français n’ont pas été en reste, répétant inlassablement que « la France était visée ».
De fait, le communiqué de revendication d’Al Qaeda au Maghreb islamique (AQMI), en parfaite cohérence avec ses habituels éléments de langage, martèle cette version des faits avec autant d’entrain que les médias français. L’objectif de l’attaque de Bassam, indique-t-il, était de punir les pays membres de « l’alliance satanique » ayant « envahi » le Mali en 2013, dans le sillage de l’opération française Serval, devenue Barkhane par la suite. La Côte d’Ivoire contribue effectivement au contingent de la mission onusienne de paix au Mali, la Minusma. Elle est aussi une partenaire commerciale et alliée politique majeure de la France en Afrique de l’Ouest. La coopération militaire entre la Côte d’Ivoire et France est étroite. Une force française d’environ 600 hommes est prépositionnée sur place. S’en prendre symboliquement à la France par le truchement de la Côte d’Ivoire, oui, donc, pourquoi pas.
Mais, à moins d’être mû par l’irrépressible et nauséabond besoin de déclarer la « guerre des civilisations », il y a peut-être mieux à faire que de désigner la France comme victime principale lorsque qu’un attentat est commis à 6 000 km de ses frontières ou d’accepter sans recul critique la propagande d’AQMI.
Le prolongement des pulsations d’Abidjan
On voit bien tout d’abord qu’il est plus glorieux pour AQMI de présenter ses actes sous l’angle d’un combat contre les forces « sataniques » conduites par la France, que de s’attarder sur l’ignominie des violences perpétrées contre des victimes sans défense, enfants compris. La décence minimale exige par ailleurs de faire savoir que ces victimes sont avant tout ivoiriennes. Et qu’elles n’étaient pas les victimes collatérales d’une attaque visant les seuls touristes occidentaux.
La plage de Bassam, où se sont déroulés les faits, est située à quelques kilomètres à l’est d’Abidjan. Elle est une interminable bande de sable le long de laquelle sont effectivement installés quelques établissements chics. Mais elle est surtout le lieu vers lequel convergent en fin de semaine des Ivoiriens de toutes origines sociales et de tous âges, venus principalement d’Abidjan, pour se détendre, profiter de la mer, écouter de la musique, déguster les spécialités des « maquis » (cafés populaires), jouer au foot, flirter, etc.
Grand Bassam n’est pas une station balnéaire policée réservée à une clientèle triée sur le volet. Elle est le prolongement festif, le temps d’un week-end, des pulsations d’Abidjan, une ville unique en Afrique de l’Ouest dont l’énergie sociale, économique ou culturelle sidère quiconque la visite. C’est avec cet œil que nombre d’Ivoiriens lisent les faits récents. Et ce n’est pas la France qu’évoquent en une les journaux ivoiriens le lendemain ou le surlendemain des faits.
Ordres politiques fracturés
Voilà désormais les Ivoiriens pris dans la ronde des discussions sur les réponses à apporter aux actes terroristes, comme le Burkina Faso récemment, ou le Mali, le Niger ou la Mauritanie plus anciennement. L’expansion des activités djihadistes en Afrique de l’Ouest est un révélateur implacable des forces et faiblesses des systèmes de gouvernance et sécuritaires des pays touchés.
Comme le souligne très justement un récent rapport de l’International Crisis Group, c’est dans les ordres politiques fracturés que prospèrent les mouvements djihadistes. Le cas burkinabé suggère par exemple que le démantèlement de certaines institutions sécuritaires – en l’occurrence celles, formelles ou informelles, proches du président renversé Blaise Compaoré – ont fragilisé les défenses du pays face aux actes terroristes. La Côte d’Ivoire connaît-elle de telles vulnérabilités ?
La réaction ivoirienne aux attentats ne ressemblera pas à celles de ses voisins déjà affectés. Elle dépendra de sa configuration institutionnelle et politique particulière. Le pays devra mobiliser des ressources qui lui sont propres. La Côte d’Ivoire ne figure pas dans le dispositif français Barkhane et a peu de chance d’y figurer puisque celui-ci, concentré sur le Sahel, atteint des limites logistiques objectives. Porter son attention sur le strict clivage France-AQMI interdit de comprendre les dynamiques à venir dans cette partie du monde.
Noms de guerre
Si une attaque sur Grand-Bassam n’a pas suffisamment été anticipée, une telle opération sur le sol ivoirien n’est pas une surprise. Des alertes – qui concernent aussi Dakar, au Sénégal – circulaient. Des renforcements sécuritaires avaient été mis en place ces dernières semaines. En juin 2015, des attaques djihadistes – qui ne sont pas le fait d’AQMI – ont eu lieu au sud du Mali, tout près de la frontière ivoirienne, laissant planer l’éventualité d’incursions.
Ces évènements sont concomitants de spéculations sur la multiplication sans contrôle de mosquées salafistes au nord du pays, servant de possibles caches d’armes. Ces rumeurs n’ont pas été confirmées rigoureusement. On peut raisonnablement penser que l’attaque de Bassam s’appuie essentiellement sur une structure organisationnelle extérieure à la Côte d’Ivoire avec de possibles complicités locales. Les noms de guerre des trois assaillants de Bassam révélés par AQMI indiqueraient la présence d’un seul ressortissant ivoirien (« Al Ansari »). Les deux autres (« Al Fulani », c’est-à-dire Peul) appartiennent à un vivier connu de (très jeunes) recrues sahéliennes d’AQMI.
Plus tôt, en août 2012, alors que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédeao) envisageait un déploiement au nord-Mali occupé par les mouvements djihadistes, un haut gradé ivoirien peu enthousiaste nous confiait : « Si on intervient au Mali, on aura un attentat à l’Hôtel Ivoire » – du nom du luxueux hôtel érigé en bord de lagune, au centre d’Abidjan.
L’Afrique de l’Ouest est un espace humain éminemment intégré. Les biens et personnes y circulent perpétuellement et en grand nombre. Beaucoup de ses pays ont récemment connu la guerre. Les mégalopoles côtières abritent de vastes espaces échappant au contrôle étatique. Les armes légères sont aisément accessibles. Organiser une attaque ne présente pas de complications logistiques majeures et les forces de sécurité de la région le savent bien.
Mémoire douloureuse
Quelle direction prendra donc la Côte d’Ivoire au lendemain des attaques de Grand-Bassam ? L’hypothèse spontanée, chère à Fox News, d’un envenimement des clivages religieux, dans un pays pour moitié chrétien, pour moitié musulmane ne résiste pas longtemps à l’analyse. La guerre civile de près de dix ans (2002 à 2011) entre les forces loyales au Président de l’époque, Laurent Gbagbo, et les rebelles qui ont ensuite apporté leur soutien à l’actuel chef de l’État, Alassane Ouattara, avait pour enjeu essentiel l’accès à la citoyenneté.
Elle s’est aussi déployée dans l’ordre mystique et spirituel, comme formidablement démontré par Marie Miran, mais selon des clivages très éloignés de ceux sur lesquels s’appuie AQMI. En Côte d’Ivoire, l’islam salafiste, proche de celui d’AQMI – mais qu’on ne peut pour autant automatiquement considérer comme l’antichambre du djihad violent – reste très minoritaire.
C’est au sein de la classe politique qu’il faut scruter les signes des évolutions à venir. L’onde de choc occasionnée par cette attaque terroriste semble avoir momentanément mis entre parenthèses les profonds clivages politiques d’un pays à peine sortie d’une longue crise interne. L’ouverture fin janvier 2016 du procès de l’ex-président Laurent Gbagbo, accusé par la Cour pénale internationale de crime contre l’humanité, a fortement ravivé les tensions sociopolitiques et réveillé la mémoire douloureuse d’une crise mal soldée à cause d’un processus de réconciliation nationale bâclé.
Une instrumentalisation politique risquée
Pourtant, Pascal Affi N’Guessan, le chef (contesté) du Front populaire ivoirien, le parti de Laurent Gbagbo, a immédiatement déclaré à la sortie d’un échange avec le président Ouattara le 15 mars dernier : « Face à l’adversité, nous devons être unis ». Et Laurent Gbagbo a lui-même, par la voix de son porte-parole Koné Katinan (exilé au Ghana), invité à une mobilisation africaine de la lutte contre le terrorisme, tout en soulignant : « C’est dans l’union que nous surmonterons cette autre épreuve ».
Guillaume Soro, le leader de l’ex-rébellion et actuel président de l’Assemblée nationale, présenté comme le « frère ennemi » du puissant ministre de l’Intérieur, Hamed Bakayoko dans la perspective de la succession de Ouattara en 2020, a – au nom de son institution – « félicité le gouvernement pour la promptitude de sa réaction » et « appelé au sursaut et à la solidarité nationale autour du gouvernement ».
Sans doute est-il politiquement risqué d’instrumentaliser cet évènement inédit au profit de la fracture béante entre pro-Gbagbo et pro-Ouattara. La forte émotion suscitée au sein de l’opinion nationale face à la violence de l’attentat dans un endroit aussi prisé des Ivoiriens a assurément tempéré les ardeurs des politiques habituellement prompts à faire feu de tout bois.
L’attaque fait cependant quelques gagnants sur la scène politique nationale. Elle a pour effet de détourner la mauvaise publicité que faisait le procès de Laurent Gagbgo et de son coaccusé Charlé Blé Goudé, au gouvernement en place depuis le début de l’année. Par ailleurs, elle a replacé au premier plan du paysage politique, le ministre de l’Intérieur Hamed Bakayoko. Ce dernier tire un bénéfice d’image de la gestion plutôt satisfaisante de l’attentat par les forces de sécurité ivoiriennes.
Des réponses locales crédibles
Au plan sécuritaire, le gouvernement ivoirien a fait preuve d’une gestion assez efficace de l’attentat de Grand-Bassam. Les forces spéciales ivoiriennes étaient préparées à une attaque terroriste. Elles ont réagi en moins d’une heure (45 minutes a déclaré le gouvernement) après l’attaque et ont réussi à neutraliser les trois djihadistes.
Le président de la République, accompaagné d’une partie de son gouvernement, s’est rendu sur les lieux du drame trois heures après l’attaque et a fait une déclaration publique annonçant la fin de l’attaque. Trois jours de deuil national ont été décrétés par le gouvernement à l’issue d’un Conseil extraordinaire des ministres tenu le 15 mars. Les mesures de protection des potentielles cibles d’attaques ont été renforcées et une enquête a été rapidement ouverte par le procureur de la République.